Aidance sans rivages, aidances sans visage

Solidarité Vieillissement

Par Jean Bouisson, Président de Vivre Avec – Solidarités intergénérationnelles et Olivier Frézet, Vice-Président de Vivre Avec et Directeur Domcare Aidance Dépendance Autonomie du Pôle action sociale et formation, Fondation MSPB.

S’il y a de nombreuses publications sur les aidants, il reste encore de nombreux rivages inexplorés de l’Aidance, et plus encore d’aidances sans visage.

Bruno C. a 32 ans. Il est chauffeur livreur et père de deux petits enfants. Il habite un pavillon de la banlieue bordelaise. Depuis 6 ans, tout va bien, sauf que sa femme, ses parents et beaux-parents, ainsi que ses amis les plus proches de son club de rugby, épient sans cesse le moindre de ses retards, le moindre excès, ce qui a « le don de l’énerver ». Il s’en confie à son groupe des Alcooliques Anonymes :

« Je suis conscient de mon risque de rechute, même si je suis à présent totalement sobre ; mais ce qui me fout les boules, c’est cette impression d’être constamment surveillé. Le pire, c’est que je me sens bien, mais, j’ai mal de savoir que ça angoisse les autres. Je sens leur affection et leur peur en même temps, et j’ai peur de leur peur, surtout celle de ma femme. ».

Mme B, 55 ans, est professeure des écoles. Veuve depuis 10 ans, elle a encore l’un de ses trois enfants à charge. Elle s’occupe aussi de sa mère de 82 ans, également veuve et atteinte de la maladie d’Alzheimer, habitant un quartier proche du sien. Longtemps « léger », les troubles de sa mère se sont récemment aggravés, au point de l’obliger à jongler entre ses tâches quotidiennes (sa classe, sa fille, ses courses, son ménage et ses repas, pour sa mère et pour elle). Depuis peu, une amie retraitée vient garder sa mère durant la journée. Elle la change si besoin et la fait manger le midi. Constatant un état de fatigue prononcé, son médecin l’encourage à faire appel à un service d’aide à domicile ; mais Mme B. refuse. Il est « normal » qu’elle prenne soin de sa mère, et il n’est pas question qu’elle laisse « des étrangers » s’en occuper. Elle refuse également d’en parler à ses collègues qui s’interrogent sur ses fréquentes absences aux réunions, « parce que ça ne les concerne pas ». Elle n’accepte pas davantage que ses enfants interviennent « parce qu’il ne faut pas que leur jeunesse soit gâchée par des problèmes qui ne sont pas de leur âge ». Ceux-ci s’inquiètent néanmoins de plus en plus. Ils se sont confiés au médecin de Mme B :

« Notre mère est de plus en plus dépassée par mamie. Elle en arrive à la secouer violemment pour la faire bouger. Elle nous a dit qu’elle avait de plus en plus peur de lui faire mal. ».

Les berges inexplorées de l’Aidance

Au cœur de l’Aidance (avec un A majuscule), il y a d’abord un lien entre un aidant et un aidé, dont la dynamique est à appréhender dans son contexte et son environnement (son écologie).

Celle-ci englobe « … celui qui aide, celui qui est aidé, le lien qui les unit, la forme et les moyens de l’aide, les différents acteurs qu’elle met en jeu, […] les ressources disponibles et leur organisation, ainsi que les remèdes possibles. » (Bergua et Bouisson, 2021, p.14-15).

À ce jour, nous avons identifié plusieurs états de l’Aidance, tels que résumés dans le tableau ci-dessous (Ibid, p.51) :

États de l’Aidance
Principaux états de l’Aidance Thèmes dominants
L’Anté-Aidance
« naturelle »
Prévention, ouverture d’un champ d’inquiétude relatif au Bien-être et à la Santé des siens (particulièrement ses parents)
L’Anté-Aidance spécialisée Projection, souvent anxieuse, dans un avenir incertain quant à un décès ou une maladie grave (annoncés, pressentis…) d’un proche
L’Aidance spécialisée Responsabilité du quotidien d’un proche malade, handicapé, fragile, dépendant

La Post-Aidance spécialisée :

  • effective
  • anticipée
  • extrême
  • institutionnelle

Conséquences psychologiques d’une rupture (réelle ou anticipée) du lien aidant-aidé (sentiment de vide, de solitude, travail de deuil douloureux…)

Tout est fini, mais pas dans ma tête

Je sais que ça va finir pour moi, mais que va devenir l’aidé

Il va mourir. J’ai passé la main ; mais quid de notre lien ?

Les professionnels ont pris le relais. Et moi ?

L’Inter-Aidance spécialisée

Crainte d’une nouvelle situation d’Aidance spécialisée, d’une rechute dans une maladie récurrente...

Notons qu’il ne s’agit pas de temps successifs, ordonnés, hiérarchisés et clairement séparés. Selon les cas et les moments de la vie, ils peuvent se répéter, voire se superposer (un accident de voiture, par exemple, et une personne devient aidante d’un conjoint qui décède après quelques semaines (Post-Aidance de l’extrême), et d’un ou deux enfants fragilisés (Anté-Aidance spécialisée, puis, peut-être, Aidance spécialisée, etc.).

En fait, excepté l’Aidance spécialisée, la seule qui soit considérée actuellement, les frontières de ces états sont largement méconnues, ce qui donne à penser que beaucoup d’aidants sont encore à identifier. C’est typiquement le cas de l’Inter-Aidance spécialisée, dont Bruno C. nous donne une illustration. Combien sont-ils ainsi, atteints de maladies récurrentes, de cancers « guéris », de troubles psychiques cycliques…, vivant dans la crainte d’une « rechute » ?

Combien d’aidants, qui les ont parfois entourés pendant de longues années, n’osent pas abandonner (surtout dans leur tête) leur rôle et préfèrent demeurer sur leurs gardes ?

Finalement, combien d’aidants sur ces berges floues et ces marges indécises de l’Aidance, en particulier sur tout le champ qui s’étend entre l’Aidance naturelle et l’Aidance spécialisée ?

Des aidances sans visage

L’aidance (avec un petit a) fait référence aux configurations singulières de l’Aidance, laquelle désigne un niveau générique, de même que nous faisons la différence entre un enfant et l’Enfance.

Dans la vie quotidienne, les aidances peuvent prendre une infinité de formes, selon les contextes et les états de l’Aidance traversés. Mme B., par exemple, est dans l’aidance depuis des mois, en étant passée, progressivement, d’un état d’Aidance naturelle à celui d’une Anté-Aidance, puis d’une Aidance spécialisée. Dans l’association Vivre Avec, nous observons constamment ces aidances qui ne se disent pas, qui se cachent souvent derrière un sentiment de honte ou de culpabilité, qui « se règlent en famille », à distance des services sociaux, tout spécialement dans ce territoire inexploré de l’Anté-Aidance, où se situe, majoritairement, l’action de Vivre Avec.

Toutes les recherches, les enquêtes et les mesures d’accompagnement des aidants sont focalisées, aujourd’hui, sur l’Aidance spécialisée, alors que la prévention des aidances à risque et de leurs difficultés, mériterait des travaux approfondis sur les dynamiques de l’Anté-Aidance. Il devient urgent, en fait, de connaître le visage de ces aidances invisibles.

Donner un visage et du sens aux aidances de l’Anté-Aidance ?

L’Anté-Aidance se déroule dans un champ où les services sociaux ont fréquemment du mal à accéder. On ne pénètre pas « comme ça », sans un signalement ou une quelconque demande préalable, dans l’intimité des personnes et des familles.

Nous parvenons pourtant à le faire, dans l’association Vivre Avec, grâce aux liens que nous établissons, sur le long terme, avec les binômes jeune-senior, dans le cadre de l’habitation solidaire, et grâce au système sentinelle-passerelle établi avec l’ESAD de la MSPB de Bordeaux-Bagatelle[1]. Il ne s’agit, toutefois, que d’une piste récente, qui reste à consolider, et à travailler avec d’autres acteurs sociaux et des solidarités « chaudes »[2], particulièrement à l’échelon du territoire, dans une approche inclusive, et dans une démarche intégrative et de collaborations interdisciplinaires. Il est grand temps, en tout cas, d’ouvrir le débat pour donner un visage et du sens à l’immense diversité des aidances, dans tous les états de l’Aidance.

Références :

  • Bergua, V. et Bouisson, J. (2021) : Aidons les aidants, osons l’Aidance ! Paris : In Press.
  • Bouisson, J. et Frézet, O. (2022) : Vieillir, habiter demain, enchanter de nouveaux chemins, Paris : Librinova.
  • Guibet-Lafaye, C. & Kieffer, A. (2012). Interprétations de la cohésion sociale et perceptions du rôle des institutions de l'état social. L’Année sociologique, 1 (62), 195-241.
  • [1] Nous invitons le lecteur à consulter, sur ce point, notre dernier ouvrage intitulé : Vieillir, habiter demain, enchanter de nouveaux chemins (Jean Bouisson et Olivier Frézet, 2022). Un Abécédaire des sentinelles de l’Aidance est également en préparation, des mêmes auteurs.
  • [2] Solidarités de proximité/ Redistributions organisées par les structures de l’Etat social. Guibet-Lafaye & Kieffer.