Mieux vieillir, de nouveaux chemins

En compagnie d'Olivier Frézet (avec qui il vient de publier un ouvrage sur le sujet), Jean Bouisson explore dans le texte à découvrir ci-dessous de nouvelles conceptions pour, entre générations, mieux vieillir et mieux habiter demain.

Vieillir, habiter demain, enchanter de nouveaux chemins

[1]

Jean Bouisson* (avec le concours d’Olivier Frézet**)

Habiter

Habiter est notre « première capacité »[2]. Elle est soumise à trois conditions, au moins :

  • L’habitabilité : il faut un lieu pour abriter celui qui va naître, et un environnement approprié pour qu’il puisse s’y développer ;
  • Être habité : il faut d’abord des mots, des désirs, des rêves, tout ce qui emmaillote un être humain dans les habits d’une culture pour qu’il parvienne à habiter le monde. N’habite réellement, en fait, que celui qui a été (et qui est) habité, d’autant plus intensément qu’il « a su se blottir »[3] et qu’il a eu des bras pour le contenir ;
  • Être Chez Soi : celui-ci n’est pas un « tout seul » sur une île déserte. Il est d’abord un Nous, imprégné de sa propre histoire, de ses figures d’attachement et de tous ceux qui concourent à sa présence en tant que Soi. Le Chez Soi est, tout à la fois, un Moi et un Nous, un dedans et un dehors, celui qui est habité par le monde et qui l’habite, un s’habiter tout autant qu’un habiter.

A tout instant, une vie peut être compliquée à habiter si nous n’y percevons notre place, notre présence, notre rôle, la certitude d’y compter pour l’autre. Quel que soit l’âge, le risque nous guette de nous perdre, d’être oublié, de devenir invisible, de nous sentir dépossédé, déconsidéré, nié… dès lors que l’une des trois conditions ci-dessus fait défaut. Nos cultures occidentales n’ont pas encore vraiment pris conscience de la complexité des enjeux d’un « habiter » qui est, tout à la fois, un être habité et un s’habiter, dans un territoire habitable. Si elles s’inquiètent de plus en plus de l’aménagement de ses lieux de vie, elles oublient souvent de prendre en compte la parole des citoyens dans l’aménagement de l’environnement (L’habitabilité). Elles négligent l’éducation, les informations et les savoirs pour habiter le monde (L’être-habité). Elles peinent à accompagner et à penser les lieux de l’intime sur la vie entière, notamment pour les personnes les plus âgées (l’être Chez Soi).

Au vu des connaissances scientifiques actuelles et des enseignements relatifs à la pandémie de la Covid-19, dont nous sommes loin d’avoir tiré toutes les conséquences, nous commençons à percevoir, aussi, que la capacité à habiter mérite d’être abordée, aujourd’hui, à une échelle planétaire. Nous avons mis du temps à le réaliser, mais nous ne sommes pas les seuls êtres vivants à habiter notre planète, et il apparait, de plus en plus, que nous y vivons tous dans d’étroits liens d’interdépendance. Sauf à nous mettre gravement en danger, il nous faut nous préparer, à de profonds bouleversements géopolitiques et culturels nous amenant à tisser nos habitats, et nos manières d’habiter en lien avec d’autres êtres vivants.

Vieillir

La réalité du vieillir s’impose à chacun comme une évidence. Pourtant, il n’est pas aussi aisé d’en parler que nous pourrions le croire, a priori, d’autant que nous assistons, depuis plusieurs dizaines d’années, à une confusion dramatique entre le processus (le vieillissement) et un de ses états (la vieillesse). Les « vieux », seuls, étant « vieillissant », il est quasiment impossible, désormais, de séparer le processus de l’âge où on l’a contraint. Il y a pire : en se confondant avec la vieillesse, le vieillir s’est trouvé progressivement phagocyté par la vision médicale et biologisante de la sénescence. Cette dissolution a débouché sur deux fois pire : la tyrannie du « Bienvieillir »[4], qui n’est qu’une injonction à rester jeune… et à ne pas vieillir, donc ! Que penser de cette culture, tellement soumise à son tyran, que nous pourrions la croire proche d’un état bien décrit dans le célèbre discours de « la Servitude volontaire »[5] ? Asservis, les « vieux », comme les « jeunes » en viennent à perdre toute liberté, et plus encore : le souvenir de leur liberté. On ne se souvient plus (a-t-on jamais réussi à penser cette liberté, d’ailleurs ?) que le vieillir n’est autre que la vie, toute la vie. Déconfiner le vieillir de la seule vieillesse, en le pensant sur la vie entière, relève, selon nous, d’une urgence absolue.

Il est tout aussi urgent de se mobiliser pour une vieillesse habitable, habité par notre culture pour que chacun l’habite enfin et s’y habite. Bien que nous la sachions multiple[6], il semble toujours difficile de la penser autrement qu’en termes de défectologie. Le vieillir de la vieillesse n’amènerait qu’à toujours plus de « dé » : dégénérescence, décrépitude, dépression, désespoir, démence, dépendance, etc. Cette fois, c’est à la tyrannie des préjugés qu’il faudrait tenter d’échapper pour nous interroger enfin, en termes de ressources, plutôt que de déficits, sur le sens et la fonction du vieillir de la vieillesse. Le problème n’a rien d’insurmontable si l’on veut bien accepter de sortir d’une logique « à la Sisyphe » de performance et de ruse avec la mort. La vieillesse est une étape où le vieillir, plus qu’à tout autre âge, fait ressortir des qualités fondamentales de notre humanité : nos fragilités et nos interdépendances. Or c’est précisément à cet endroit que notre culture fait le plus défaut. Elle propose, certes, des réponses qui peuvent être remarquables, mais il ne s’agit pas (pas prioritairement, en tout cas) d’édicter des lois, d’imaginer des « plans », d’élaborer des « mesures ». Ce qui manque, avant tout, ce sont des paroles « vivantes et liantes », des mots « de chair et de sang » teintés des attachements les plus intimes, des récits et des histoires du quotidien, des images et des scénarios qui portent et inspirent, un gigantesque travail de sens et de création autour du vieillir de la vieillesse. En habitant le vieillir de la vieillesse, en l’affirmant et en le transmettant comme une expérience humaine enrichissante, une culture devrait permettre à chacun de s’approprier les habits d’une vieillesse habitable, habitée en confiance, avec la certitude d’un désir de Chez Soi qui pourrait être entendu et soutenu jusqu’au terme de la vie.

De nouveaux chemins pour vieillir et habiter demain 

Ouvrir les voies d’un vieillir de la vieillesse invite aussi à déplier celles des autres âges de la vie, à les mettre en perspective, à les fondre dans un continuum, où les « jeunes » n’auraient plus à désespérer d’une vieillesse annonciatrice de « dé » inéluctables, où les « vieux » trouveraient du sens à partager leur expérience. Habiter–s’habiter est une fonction que « jeunes » et « vieux » partagent, par exemple, au sein de l’association Vivre Avec[7]. Le principe est tout simple : un senior accueille à son domicile un jeune en formation (étudiant, apprenti) de 18 à moins de 30 ans. Il lui propose une chambre confortable contre une petite compensation financière (les charges) et l’engagement d’une « présence » régulière qu’ils conviennent ensemble. L’isolement et la solitude les rapprochant, dans la majorité des cas, ils découvrent rapidement les bénéfices d’une « co-présence », où chacun compte pour l’autre. Le suivi régulier assuré par Vivre Avec les amène fréquemment à livrer des projets autour de préoccupations communes, notamment à propos de leur place et leur habiter de demain. En collaboration étroite avec l’ESAD de la MSPB de Bordeaux-Bagatelle[8], Vivre Avec montre que cette expérience intergénérationnelle est aussi possible avec des seniors très âgés, en étant également profitable aux deux générations. C’est un des chemins possibles. Beaucoup d’autres sont explorés, actuellement, en Europe et dans toute la France, certains ayant déjà à leur actif des réalisations concrètes. Citons Habitats des possibles[9], le réseau de l’habitat partagé et accompagné[10], le réseau Cohabilis[11], etc.

Vieillir, habiter demain ? Un immense chantier pour notre culture, qui convoque les solidarités intergénérationnelles, nos ressources créatives, la transdisciplinarité des savoirs et, par-dessus tout, la respiration de la poésie : « …mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme. »[12]

 

[1] Le titre de cet article est aussi celui d’un nouvel ouvrage de Jean Bouisson et Olivier Frézet (2022) : Vieillir, habiter demain : enchanter de nouveaux chemins, Paris : Librinova.

* Président de l’Association « Vivre Avec – Solidar​ités intergénérationnelles » - www.logement-solidaire.org - Anct. Professeur de Psychogérontologie - Professeur émérite – Fondateur de la licence professionnelle TC APSA.

** Directeur DomCare Aidance Dépendance Autonomie du Pôle Action Sociale et Formation. MSPB de Bordeaux-Bagatelle.

[2] Damasio, A. (2021, p.516). Les Furtifs, Paris : Gallimard, Collection Folio SF(n°674).

[3] Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace, Paris : PUF (8ème édition, 1974, p.19).

[4] Billé, M & Martz, D. (2018). La tyrannie du « Bienvieillir », Paris : Érès.

[5] La Boétie, E. (1576 ou 1577). De la servitude volontaire, ou le contr’un,

[6] P.ex. Carbonnelle, S. et Joly, D. (2018), « Vieillir aujourd’hui. Des mo(n)des recomposés ? », Louvain-La-Neuve, Academia-L’Harmattan.

[12] Hölderlin, F. « En bleu adorable » -Traduction André du Bouchet in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1977.

http://palimpsestes.fr/metaphysique/livreII/docs/holderlin-bleu-adorable.html