La première chose, c’est le respect d’écouter

« La première chose, c’est le respect d’écouter. »

Les injustices liées au savoir, Marie Joe Lebreton, Marie Garrau, Bruno Tardieu

Le 17 novembre dernier, lors du Forum « Gilets jaunes, cinq ans après, quelles leçons tirer ensemble ? » organisé par le Département de la Gironde, la Fondation Jean-Jaurès, la Ville de Bordeaux, le centre Emile-Durkheim, Libération et les Éditions Le Bord de l‘eau à l’espace Garonne de Bassens, la présence d’ATD Quart Monde a été remarquable et remarquée.

Marie-Joe Lebreton, Marie Garrau et Bruno Tardieu, tous les trois membres d’ATD Quart Monde, sont intervenus afin de faire la transition entre une matinée destinée à « comprendre » et une après-midi à « tirer ensemble les leçons » du mouvement. Pour cela, leur choix a été d’évoquer les injustices liées au savoir ou injustices épistémiques, à partir de l’ouvrage Pour une nouvelle philosophie sociale. Transformer la société à partir des plus pauvres[1].  

Pour solutions solidaires, ils ont composé cette note à six mains afin d’offrir une synthèse de leur intervention, de partager leurs concepts et de permettre à toutes et tous de s’en saisir. Qu’ils en soient remerciés.

Introduction

Bruno Tardieu :

Depuis ses débuts ATD Quart Monde fait l’expérience que les gens qui vivent la misère ne sont pas cru ou que leur pensée est négligée ou déformée. Et pour cela dès les débuts nous avons cherché à construire de la connaissance avec d’autres qui sont considérés comme plus crédibles, et à s’en faire des alliés, à conditions qu’ils acceptent d’apprendre vraiment de l’expérience des dominés. Ce que nous allons vous présenter est issu d’un tel travail, de Croisement des savoirs entre des militants Quart Monde, ayant l’expérience de la pauvreté, comme Marie Joe Lebreton, des philosophes, comme Marie Garrau et des praticiens de l’action sociale comme moi. Ce travail nous a éclairé et nous aide à lutter et on espère qu’il pourra vous éclairer.

Nous allons donc vous parler des injustices liées au savoir.

Et pour ce faire, nous allons procéder de la sorte. Nous allons d’abord définir la notion d’injustice liée au savoir, et présenter les différentes formes qu’elle peut prendre. Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur les effets de ces injustices sur celles et ceux qui les subissent, sur les torts dont elles sont à l’origine. Dans un troisième temps, nous dégagerons quelques-unes de leurs causes. Enfin, pour terminer, nous introduirons quelques réflexions concernant les manières d’y répondre et d’y remédier.

Les injustices épistémiques : une définition

Marie Garrau :

Les injustices liées au savoir sont des injustices qui touchent les gens en tant qu’ils sont des sujets ou des agents de connaissance. Être un sujet ou un agent de connaissance c’est participer à la production, à la diffusion et à la circulation de la connaissance dans l’espace social. C’est par exemple transmettre des informations, témoigner de ses expériences, faire part de ses analyses en utilisant des concepts, échanger des arguments avec d’autres etc. Quand nous faisons cela, nous contribuons à faire vivre et à accroître la somme des connaissances globales. Or c’est là un aspect fondamental de notre humanité : nous sommes capables de produire et de transmettre de la connaissance aux autres, et nous avons besoin d’être reconnus comme tels.

Cependant, ce processus peut être entravé : pour des raisons arbitraires, nous pouvons être empêchés de contribuer à la production et à la diffusion de la connaissance. Ce sont ces entraves arbitraires que désigne la notion d’injustice liée au savoir.

Cette notion a été forgée par la philosophe britannique Miranda Fricker dans un livre de 2007 qui s’intitule Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowledge[2], et qui est inspiré de nombreux travaux antérieurs, issus de la théorie féministe et de la théorie antiraciste. Dans ce livre, Fricker distingue deux types d’injustice épistémique :

La première est l’injustice testimoniale (ou injustice de témoignage), qui désigne le fait de ne pas être cru en raison d’un stéréotype négatif attaché au groupe social auquel on appartient. Par exemple, les personnes vivant dans la pauvreté sont souvent considérées comme des personnes dépourvues d’intelligence et d’éducation ; par conséquent, leur parole, quand elle est sollicitée, est fréquemment mise en doute et considérée avec méfiance ou suspicion.

La deuxième est l’injustice herméneutique (ou injustice d’interprétation), qui désigne le fait pour un individu ou un groupe de ne pas pouvoir rendre compte de son expérience, en raison d’une lacune dans le langage commun ; cette lacune est elle-même produite par une marginalisation épistémique, i.e. par l’impossibilité d’accéder aux lieux dans lesquels se fabriquent les outils sémantiques et conceptuels qui nous permettent de rendre compte du monde social et de nos expériences. Par exemple, les personnes pauvres sont fréquemment tenues éloignées des lieux de production et de diffusion du savoir (les médias, les lieux d’enseignement et de recherche) : elles souffrent en ce sens d’une marginalisation épistémique. Or cette marginalisation peut se traduire par des lacunes dans le langage commun qui rendent difficiles pour ces personnes le fait de décrire certains aspects de leur expérience, notamment le fait d’être fréquemment l’objet de préjugés de classe, en raison desquels elles sont perçues comme moins intelligentes, comme paresseuses, comme peu fiables etc. C’est justement pour rendre compte de cet aspect de leur expérience qu’a été inventé le terme de « pauvrophobie » - qui désigne la peur ou la détestation des plus pauvres[3]. L’invention de ce terme a permis de remédier à une injustice herméneutique : i.e. à l’absence de terme permettant de décrire un aspect central de l’expérience vécue de la pauvreté. Faute d’un tel terme, cet aspect de leur expérience demeurait en effet difficile à penser, à partager, invisible.

Les deux catégories élaborées par Fricker sont précieuses : ne pas être cru, ne pas disposer des mots pour dire son expérience, constituent des aspects centraux du vécu des groupes dominés. Mais la réflexion sur ce vécu permet de voir que d’autres formes d’injustice épistémique existent et doivent être prises en compte.

La philosophe noire américaine Kristie Dotson[4] a ainsi forgé le terme d’injustice contributive pour désigner le phénomène suivant : dans de nombreux cas, les membres des groupes dominés ont créé des termes pour nommer, décrire et analyser leur expérience. Le problème n’est donc pas une lacune dans le langage commun ; le problème c’est plutôt que, quand les mots et les analyses existent, elles ne sont pas prises au sérieux ou entendues par les groupes dominants, elles ne sont pas considérées comme du savoir valide.

On peut, à titre d’exemple, revenir au concept de pauvrophobie déjà évoqué : ce concept introduit en 2016 par le mouvement ATD Quart Monde permet des restituer une dimension centrale de l’expérience vécue de la pauvreté ; pourtant, il est rarement utilisé dans les discours académiques ou les discours politiques ; et il peut être disqualifié car jugé comme un terme « trop militant ». Les silences ou les formes de disqualification qui l’entourent relèvent de formes d’injustices contributives : en refusant de reconnaître ce concept, on dénie aux plus pauvres la capacité de créer des outils d’analyse de leur propre situation – ainsi on les cantonne dans la position de témoigner de leur expérience ou de faire le récit de leur vie, quand on ne leur demande pas tout simplement de se taire.

Une quatrième forme d’injustice épistémique qu’il faut prendre en compte est ce qu’on appelle l’appropriation épistémique, et elle a notamment été théorisée par la philosophe noire américaine Emmalon Davis[5]. L’appropriation épistémique se produit à deux conditions : quand un savoir produit par les membres de groupes marginalisés est diffusé dans l’ensemble de l’espace social et se trouve, dans le processus de sa diffusion, détaché de celles et ceux qui l’ont initialement produit ; et quand celles et ceux qui le diffusent en retirent un bénéfice matériel ou symbolique disproportionné.

Comme nous l’expliquons dans le livre, c’est par exemple ce qui est arrivé à la méthode d’enseignement Montessori[6] : cette méthode a d’abord été inventée dans le cadre d’une coopération entre la pédagogue Maria Montessori et les habitants de quartiers pauvres de Rome. Mais aujourd’hui, alors que les écoles Montessori sont connues dans le monde entier, tout le monde a oublié cette généalogie, et ce sont principalement les groupes sociaux privilégiés qui bénéficient de ces méthodes pédagogiques. On a donc là affaire à un cas d’appropriation épistémique.

Je voudrais terminer ce tour d’horizon en évoquant une cinquième forme d’injustice épistémique, qui a été mise au jour grâce au travail de recherches mené dans le cadre du séminaire de philosophie sociale. Il s’agit de l’injustice de transmission[7]. Cette injustice désigne l’incapacité dans laquelle certains groupes sont placés de transmettre à leurs enfants et aux générations futures l’histoire et les savoirs qui sont les leurs. Elle désigne symétriquement l’impossibilité pour certains individus et groupes d’hériter de l’histoire et des savoirs de celles et ceux qui les ont précédés, l’impossibilité de savoir d’où l’on vient.

Ce qui a permis la mise au jour de cette injustice est la réflexion que nous avons eue autour du placement des enfants qui naissent dans des familles en situation de grande pauvreté. L’expérience du placement – placement réellement vécu ou placement qu’on anticipe ou qu’on craint à la manière d’une menace constante – est centrale dans l’expérience vécue de la pauvreté ; or si le placement peut parfois se révéler nécessaire pour protéger des enfants de la violence, il peut constituer une violence faite à l’enfant et aux parents dans la mesure où il rend impossible la transmission des uns aux autres, et avec elle l’inscription dans une histoire commune.

Comme vous le voyez, les injustices liées au savoir peuvent donc prendre différentes formes. Ce qu’elles ont cependant de commun, et qui explique qu’on les caractérise comme des injustices, est le fait qu’elles produisent des effets spécifiques sur celles et ceux qui les subissent : elles produisent des torts.

Les effets des injustices épistémiques

Marie-Joe Le Breton :

Les injustices liées au savoir sont importantes pour moi parce qu’elles causent des torts. Si on vous répète durant votre enfance que vous ne savez rien, et que vous n’êtes pas intelligente, vous ne croirez jamais que vous êtes capable de faire des études.

Dans mon enfance j’étais différente, car j’étais une enfant de l’assistance publique et je m’apercevais que d’autres enfants ne s’approchaient pas de moi. Je ne parlais pas et je me renfermais sur moi-même et j’avais peur de ne pas être crue. Il faut dire que mon vécu de tous les jours était impossible à croire tant il était dur. Ne pas être crue me faisait souffrir. Je n’allais pas vers les autres et j’étais isolée[8]

Cela crée de la honte : on n’ose plus parler, on se croit inférieure. La honte empêche d’avancer, d’aller vers les autres, la honte c’est affronter le regard les autres. Quand c’est des gens haut placés, je les sens plus fort que moi, eux ils sont toujours crus.  Ils sont habitués à être considérés comme compétents, à être écoutés, reconnus. Ils ne sont jamais remis en question, on ne leur coupe pas la parole, on ne leur dit pas qu’ils ont tort. Ils ont une grande confiance en eux dans leur rapport au savoir.

En face, on est découragé de dire notre pensée, comme face à l’assistante sociale qui venait dans ma famille d’accueil qui lisait son journal devant moi pour montrer qu’elle ne voulait pas m’écouter. C’est une violence !

La honte peut engendrer de la peur, peur d’aller vers les autres, d’échanger avec eux, de s’exposer à leur jugement, peur de ne pas être à la hauteur.  C’est pourquoi elle peut enfermer la personne dans le silence.

La honte empêche de parler, elle empêche d’être soi-même, d’assumer qui on est. On a peur des réactions des personnes en face de nous. On pense tout le temps, mais on a peur de s’exprimer, et à la longue ça bouffe la tête.

Au début, dans ce séminaire j’avais une honte par rapport aux philosophes, de ne pas savoir m‘exprimer. Je me disais qu’ils allaient employer des mots que je ne connaîtrais pas. Ils me semblaient plus hauts que moi.

Parce que j’ai été écoutée, cela m’a permis de prendre conscience du vécu de mon enfance, du chemin parcouru, Je me sens très fière d’avoir dépassé ma peur, d’être sortie de ma timidité, et d’avoir réussi à m’intégrer au groupe et à la recherche.

Bruno Tardieu :

Je vais ajouter encore un effet de ces injustices qui est à la fois une souffrance et une opportunité. C’est ce qui a été appelé la double conscience ou la colonisation de la pensée

Lorsque les injustices liées au savoir s’inscrivent dans le temps long, et contribuent à définir l’identité de groupes entiers, elles ont pour effet d’imposer au groupe victime les manières de penser des dominants pour se penser et se raconter : le groupe victime va alors penser le monde et se penser lui-même en utilisant des catégories méprisantes et dépréciatives. La pensée des dominants exerce une « colonisation de la pensée » des dominés parfois en les persuadant qu’ils sont effectivement inférieurs. 

Les membres des groupes exclus ou dominés finissent par se voir à travers les yeux des dominants, à intérioriser une image négative d’eux-mêmes, à penser qu’ils n’ont rien de valable à apporter. C’est ce qu’a voulu signifier le philosophe noir américain W.E.B. Du Bois en parlant de la « conscience dédoublée » des Noirs[9] : aux États-Unis, même après l’abolition de l’esclavage, les Noirs se voient eux-mêmes à travers le regard des Blancs, qu’ils ont intériorisé car il est le regard majoritaire, dominant. Le risque est alors que ceux qui sont victimes des injustices liées au savoir transmettent et apprennent à leurs propres enfants à se penser eux-mêmes selon les catégories des dominants, comme exclus d’emblée de la communauté du savoir.

Cependant, cette intériorisation est rarement totale explique Dubois:  dans la conscience du Noir coexistent en fait deux regards, deux manières de voir le monde et de se voir soi-même : l’une qui dérive du discours que tiennent les Blancs sur les Noirs ; l’autre qui dérive de la manière dont se décrivent les Noirs pour eux-mêmes, au sein de leur communauté. Cette coexistence de deux regards peut produire du malaise, de la tension, du conflit intérieur. Mais elle peut aussi donner naissance à une lucidité particulière[10] qui peut lui donner une prise pour la contester. Sur le plan émotionnel, cette situation se traduit par un mélange de honte et de fierté : honte d’appartenir à un groupe considéré comme inférieur mais fierté de savoir que ce groupe ne se réduit pas à ce que la majorité des gens en disent et en voient.

La pensée de W.E.B. Dubois a été libératrice pour les personnes ayant l’expérience de la pauvreté dans notre groupe. Priscillia Leprince, militante Quart Monde et co-chercheuse, placées en exergue de ce texte : « Avant, bien que je venais de ce milieu-là, j’agissais envers ce peuple-là de la même manière que quelqu’un qui ne venait pas de ce milieu-là, en l’ignorant. Je cachais je niais que cela faisait partie de mon existence. C’est encore plus cruel mais tu es obligée de faire cela, sinon tu n’es pas intégrée.   Alors tu deviens le traître de toi-même. C’est avec l’expérience que j’ai acquise avec ATD Quart Monde que j’arrive à revendiquer mon milieu »

Les causes

Bruno Tardieu :

Les causes, il y en a de nombreuses mais je veux en souligner trois les vices épistémiques, les stéréotypes ou les préjugés, et la hiérarchie des savoirs

Selon le philosophe José Medina, les dominants « sont habitués à être considérés comme compétents, à être écoutés, reconnus ». Cela veut dire : qu’ils ne sont jamais remis en question, on ne leur coupe pas la parole, on ne leur dit pas qu’ils ont tort. Ils ont une grande confiance en eux dans leur rapport au savoir. Ils sont toujours crus.

Alors, cela signifie que les dominants développent des attitudes qu’on appelle « vices épistémiques ». Ces attitudes sont condamnables, même si elles ne sont pas volontaires ; c’est pour cela qu’on parle de vice, comme des mauvaises habitudes plus ou moins conscientes.

Ces attitudes poussent les dominants à ne pas écouter, ni prendre en considération la parole et les savoirs des autres. Médina fait une liste de ces vices épistémiques :

  1. Le premier, c’est l’« arrogance épistémique » . Comme si le dominant se comporte en disant « je sais tout et tu ne sais rien ».
  2. Le deuxième vice est « la paresse épistémique » : c’est une absence de curiosité pour la vie des personnes qui ne lui ressemblent pas.  Comme s’il disait : « ce n’est pas intéressant ». A noter qu’on accuse les dominés de paresse là, au contraire on montre que ce sont les dominants qui sont paresseux.
  3. Le troisième est « la fermeture d’esprit » : « je n’en ai pas entendu parler, ça doit être faux ». Il sert souvent à se protéger de ce qu’on ne veut pas regarder en face. On a cherché et en a trouvé d’autres comme l’égoïsme des gens qui ne veulent pas partager leur savoir pour ne pas perdre leur supériorité

Une deuxième cause sur laquelle on a beaucoup insisté dans notre texte, c’est le rôle des stéréotypes dans la production de ces injustices liées au savoir. 

Un stéréotype, c’est une image, une représentation qui est communément admise, qui est partagée, et qui associe un certain nombre de caractéristiques à un groupe social. Certains stéréotypes ne sont absolument pas stigmatisants ou problématiques. Par exemple, si je dis « tous les français adorent le pain » ça n’a aucune incidence, je ne me sens pas humiliée. Par contre, les stéréotypes qui sont porteurs de violence, de violence symbolique, ce sont les stéréotypes qui sont négatifs, et qui vont donc produire des injustices liées au savoir ; ils vont impliquer que les personnes qui les subissent ne sont pas considérées comme disant des choses vraies, comme porteuses ou porteurs d’une pensée, et d’une parole qui compte.

Ces stéréotypes sont particulièrement nombreux dans le contexte de la grande pauvreté. Les plus pauvres sont par exemple victimes du stéréotype selon lequel ils seraient des parasites, profiteraient du système. Ils peuvent être aussi victimes du stéréotype selon lequel ils seraient profondément paresseux. Or, souvenez-vous de ce que nous a appris Marie-Joe, sur la « paresse épistémique » (la paresse en matière de savoir) ; en réalité, ce ne sont pas les plus pauvres qui sont paresseux, mais les dominants, parce qu’ils ne font pas l’effort pour aller à la rencontre des savoirs et des connaissances portées par les plus pauvres.

Ce que produisent ces stéréotypes, c’est qu’ils vont conduire à « naturaliser » la pauvreté. C’est-à-dire que la pauvreté, au lieu d’être perçue comme une situation qui est créée par l’organisation de la société, et qui dérive de choix sociaux, de choix politiques – la pauvreté va apparaître comme l’effet de traits de caractère qui seraient naturellement ceux des personnes en situation de pauvreté, comme leur « nature ». Et évidemment, cela produit beaucoup de violence et de souffrance sur celles et ceux qui les subissent.

Ces stéréotypes sont particulièrement difficiles à identifier et à combattre, y compris à l’échelle individuelle, parce qu’ils fonctionnent le plus souvent de manière inconsciente. Et peuvent même parfois demeurer actifs en nous alors qu’on a pu les identifier dans les discours d’un autre ! Il faut donc agir en profondeur pour les déraciner, et changer nos pratiques, nos attitudes, tout notre regard sur la pauvreté pour les détruire.

Une troisième cause c’est l’inégale valeur accordée aux différents types de savoir. On constate en effet qu’il existe dans les sociétés contemporaines une hiérarchie des savoirs. Les connaissances scientifiques occupent le sommet de cette hiérarchie. Les autres types de connaissance, comme les connaissances issues de l’expérience, sont considérées comme inférieures ou de moindre importance.

Après avoir décrit les injustices, vu leurs effets, cherché les causes, on a cherché les remèdes.

Les remèdes

Les rencontres et l’engagement dans des groupes de solidarité et de recherche

Marie-Joe Lebreton :

La première chose, c’est le respect d’écouter. S’il y a ce respect mutuel, les personnes qui ont la vie difficile ont la possibilité de se faire entendre et de se faire comprendre. S’il n’y a pas ce respect, elles sont réduites au silence et à la honte.

Mais en même temps la honte peut nous faire réagir, nous faire réfléchir sur ce qu’on vit, sur nos relations avec les autres, sur notre écoute, ce qui nous ouvre une traversée vers la libération. Mais à condition que l’on ne reste pas enfermé sur soi-même.

A l’école, j’ai souffert au début et je m’en suis sortie. Au début l’école a été une souffrance, et après ça a été une délivrance…

Je travaillais bien à l’école pour réagir à cette situation. La comparaison avec les amies que je me suis faite à l’école me donnait envie d’être comme elles.

Je me suis débloquée grâce à ces petites voisines de mon âge. Elles m’ont ouvert les yeux. A la sortie de l’école, au lieu de rester dans ma famille d’accueil, j’allais chez elles. Les copines avaient de l’amitié pour moi. Je pouvais leur parler de ce que je vivais, il y avait la confiance, ma parole avait du poids. Elles vivaient dans une ferme, on faisait beaucoup de choses ensemble Elles sont devenues comme mes sœurs. C’est cela qui m’a aidé à prendre mon envol. J’ai pris la responsabilité de moi-même[11].

Un autre déclic est survenu quand j’ai connu le père de mes enfants. C’était un amour très fort ; j’étais bien acceptée dans sa famille, cela m’a donné confiance et m’a permis de ne plus être dans la honte.

Depuis ces dernières années je milite à ATD Quart Monde, ce qui me permet de réfléchir avec d’autres qui me reconnaissent, même si on a des expériences différentes.

Donc ce qui est important c’est :

  • Les rencontres : l’amitié puis l’amour
  • Avoir été écoutée et respectée (par mes amies de l’école, mon mari, puis les co-chercheurs du séminaire de philosophie sociale)
  • Se faire entendre et de se faire comprendre
  • Etre acceptée, reconnue, cela redonne confiance
  • Cela permet de sortir de l’isolement, de réagir à la honte
  • Et d’être fière de moi !

Depuis que j’ai participé à cette recherche, où nos différentes formes de savoirs se sont croisées, je lis plus, j’ose mieux prendre la parole

Cela me donne de l’ouverture pour parler avec des personnes différentes de moi. Je veux continuer apprendre et à donner aux autres personnes mon savoir.

Depuis je m’engage davantage dans mon quartier où j’anime des ateliers de tricot et à ATD. Je me suis investie

  • dans le Groupe d’Accès aux Droits Fondamentaux,  où l’on travaille ensemble pour défendre nos droits
  • dans la réflexion entre militants dans « Trait d’union »
  • dans le groupe du Blosne qui prépare les Universités Populaires Quart Monde, où, comme le dit une autre militante de mon groupe Priscillia : « on ose s’exprimer, donner son point de vue sur son expérience. Et, en entendant les autres, on se reconnaît, on apprend à ne plus avoir honte de parler, de réfléchir. On découvre une autre version que celle imposée par la société. Là, notre version, notre parole sont respectées, entendues et reçues »[12]
  • et aussi dans le lien avec le département dans le combat, avec d’autres associations, contre la pauvreté.

Les dispositifs participatifs

Marie Garrau

Comme le souligne Marie-Joe, les rencontres, et les liens qu’elles peuvent faire naître, permettent à celles et ceux dont l’agentivité épistémique a été fragilisée ou niée de restaurer leur confiance en soi, de sortir de la honte, de se reconnaître comme porteur et porteuse d’une voix qui compte.

Il est donc essentiel de créer des contextes dans lesquels ces rencontres peuvent avoir lieu : des contextes dans lesquels il est possible d’être écouté et d’avoir accès à des points de vue différents sur le monde. Pour le dire autrement, il est nécessaire d’inventer et de promouvoir des dispositifs qui favorisent ce que le philosophe américain José Medina appelle « la friction épistémique »[13], i.e. la confrontation de perspectives sur le monde et de savoirs différents, forgés depuis des expériences hétérogènes, afin que se construisent des formes partagées de compréhension et des langages communs, là où n’existent encore que le silence et l’incompréhension.

Cette idée que la compréhension du monde social et sa transformation passent par la confrontation et la coopération de différents types de savoir est au cœur de la démarche du mouvement ATD Quart Monde depuis sa création. D’abord, exprimée par le père Joseph Wresinski[14], elle a été théorisée ensuite sous la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui « Le croisement des savoirs »[15] - une démarche de co-construction du savoir qui part de deux idées : l’idée qu’il existe différents types de savoir (des savoirs d’expérience, des savoirs d’action et des savoirs théoriques) et l’idée que la compréhension de phénomènes sociaux comme la pauvreté doit passer par la confrontation et par la mise en commun de ces savoirs. Ce n’est qu’à cette condition en effet que ces savoirs peuvent rendre compte de façon juste des phénomènes sociaux dont ils parlent, et être utile aux concernés, cad permettre de transformer la société. Le séminaire de philosophie sociale dont le livre est issu était une déclinaison de cette démarche du croisement des savoirs.

Le croisement des savoirs peut constituer un remède aux injustices épistémiques de deux points de vue : d’abord, il peut permettre à celles et ceux qui subissent les injustices épistémiques d’expliciter le savoir dont ils sont porteurs, d’en prendre conscience, de le construire collectivement, de le partager ; mais dans le même temps, il peut aussi permettre à celles et ceux qui sont traditionnellement en position de savoir de prendre conscience de leurs points aveugles et de corriger leurs vices épistémiques. Finalement, ce type de dispositif peut venir mettre en question, ébranler et détruire les stéréotypes qui s’immiscent dans le processus de connaissance et qui y font obstacle, que ce soit pour les dominés ou pour les dominants.

Cela dit, les dispositifs participatifs, dont le croisement des savoirs est un exemple, ne sont pas une réponse magique aux injustices épistémiques. En effet, ces dispositifs peuvent toujours devenir des lieux de reproduction des injustices épistémiques, et ainsi renforcer les inégalités épistémiques entre celles et ceux qui y participent. Autrement dit, mettre les gens ensemble ne suffit pas ! Il faut impérativement réfléchir aux manières de construire les interactions, à la gestion du temps, de l’espace, des discours, de la mixité, des émotions aussi, de façon à neutraliser la violence symbolique inhérente aux contextes qui mettent en relation des personnes inégalement situées dans l’espace social[16].

Au sein du séminaire de philosophie sociale, nous avons alterné les moments où nous réfléchissions toutes et tous ensemble, et les moments où nous réfléchissions en groupes de pairs (non mixtes). Nous avons travaillé sur des mots, sur images, sur des textes philosophiques, mais aussi sur des récits de vie – et nous avons pensé à partir de ces récits de vie partagés. Nous avons accepté de sortir de nos rôles préétablis, sans pour autant oublier d’où nous parlions ; nous avons essayé de comprendre à quelles conditions notre parole était audible, compréhensible par les autres. Il a donc fallu que les « sachants » acceptent de se dévoiler, de se laisser déposséder du monopole du savoir[17] ; et, de même, il a fallu que celles et ceux qui ne sont généralement pas considérés comme des sachants se départissent de leur honte, trouvent le courage de s’engager dans l’analyse et dans la discussion avec d’autres.

Si José Medina parle de « frictions épistémiques », c’est parce que la rencontre avec la pensée d’autrui, la tentative pour comprendre l’autre dans ses différences, est une épreuve, qui déstabilise et bouleverse tout entier. Pendant ces trois années, nous avons écouté, discuté, objecté, échangé, mais nous avons aussi beaucoup ri, pleuré, cherché la solitude ou le soutien de ceux dont l’expérience nous était proche, nous avons fait la vaisselle ensemble, nous avons fait de la musique et chanté ensemble, nous avons partagé des textes, partagé des récits, partagé des moments de vie. Cela n’a pas toujours été facile ou gratifiant. Loin de là. Et il a fallu du temps pour que se créent des relations de confiance propices à une parole et à une pensée libre. Mais, parce que les conditions étaient réunies, nous avons appris à penser ensemble et à penser autrement.

Bien sûr cette expérience de recherche collective est singulière. Mais il nous semble qu’elle est intéressante pour deux raisons. La première c’est qu’elle est porteuse d’espoir ; elle constitue une preuve par l’exemple de la possibilité de remédier aux injustices épistémiques et, par ce biais-là, de s’armer contre les injustices sociales. La deuxième, c’est qu’elle résonne avec d’autres expériences – notamment avec celles que firent sans doute un certain nombre de gens engagés sur les ronds-points, qui dans des contextes inattendus, ont aussi appris à penser ensemble et autrement, ont produit de l’analyse et du savoir sur la société dans laquelle nous vivons, ont ainsi fait la preuve – si besoin était – que la production de la pensée, la production du savoir, ne sont pas l’apanage de quelques-uns.

La question maintenant, est double : elle est d’abord de savoir comment dupliquer ces expériences singulières, comment faire en sorte qu’elles essaiment dans tous le corps social ; elle est ensuite de savoir comment les savoirs qui se construisent dans ces cadres originaux peuvent être partagés et entendus y compris par celles et ceux qui nous gouvernent, afin que se produisent les transformations sociales et politiques dont nous avons besoin.

 

[1] Jomini, Jousset, Poché, Tardieu, Pour une nouvelle philosophie sociale, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2023

[2] Miranda Fricker, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[3] https://www.atd-quartmonde.fr/un-nom-pour-dire-non-pauvrophobie/

[4] Kristie Dotson, “A Cautionnary Tale : On Limiting Epistemic Oppression”, Frontiers, vol. 33/2, 2012.

[5] Emmalon Davis, “On Epistemic Appropriation”, Ethics, 128/4, 2018.

[6] Pour une nouvelle philosophie sociale, op.cit., p. 144.

[7] Idem, p. 175-180.

[8] Pour une nouvelle philosophie sociale, op.cit. p.152

[9]     W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, trad. M. Bessone, Paris, La Découverte, p. 25 où Du Bois décrit la « conscience dédoublée » comme « le sentiment de constamment se regarder à travers les yeux des autres, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. »

[10]   José Medina, The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice and Resistant Imaginations, New York, Oxford University Press, 2013, p. 192-195.

[11] Pour une nouvelle philosophie sociale, op.cit., p. 181.

[12] Pp.192/193

[13] José Medina, The Epistemology of Resistance, op.cit., p. 48.

[14] Joseph Wresinski, « Introduction à la rencontre du Comité permanent de recherche sur la pauvreté et l’exclusion sociale, le 3 décembre 1980, au Palais de l’Unesco à Paris », in Refuser la misère, Cerf, Paris, 2007.

[15] https://www.atd-quartmonde.fr/nos-actions/reseaux-wresinski/croisement-des-savoirs/le-croisement-des-savoirs-et-des-pratiques/

[16] Sur ces aspects méthodologiques, voir « Post-Scriptum », in Pour une nouvelle philosophie sociale, op.cit., p. 215 et suivantes.

[17] Voir ici la notion de « disempowerment épistémique », développée par Alex Roy, in « Apprendre à lâcher le pouvoir », Revue Quart Monde, n°265, 2023, pp. 15-17.

Vous pourriez aussi être intéressé par